photo J=M Dermagne

Le 8 décembre 2021, l’avocat à la cour de
Cassation et militante communiste Cécile Draps nous a quitté (c’est Cécile qui
a utilisé le titre avocat et non avocate). Paul Emmanuel Babin, doctorant
historien français de l’université de Lille, veut éditer un hommage à Cécile.
Ma contribution sera son rôle, d’abord dans un procès au tribunal de travail
contre le licenciement de plusieurs grévistes dont moi à Citroën Forest, en
1971, et ensuite dans un procès en correctionnelle contre une milice patronale
mise sur pied par la même usine.

M. Babin a fait sa thèse sur le soutien belge
au FLN pendant la guerre d’Algérie. C’est comme ça qu’il a rencontré à de
multiples reprises Cécile Draps. En mars 2020 il a fait une conférence à l’ULB
avec Cécile et un ancien dirigeant FLN Haroun, à l’occasion du 60e anniversaire
de l’assassinat d’Akli Aissiou. Il a répercute vers la presse algérienne (El
watan) et vers l’ambassade.

Voici donc en guise d’hommage le récit de ces
évènements.

La grève de 1969 à CITROEN et le Secours Rouge

En 1969, les luttes ouvrières explosent en
Belgique. Ces grèves connaissent une répression patronale particulièrement
féroce et massive : 48 travailleurs sont licenciés à Michelin, 22 à Clabecq, 25
à Caterpillar, 66 à Citroën. C’est l’époque où Cécile prend l’initiative du
Secours Rouge.

Le 12 novembre 1969, fraîchement diplômé d’un
Master en Psychologie à la KUL, j’avais commencé à travailler à la chaîne de
montage de Citroën Forest, au taux horaire de 54,74 francs, comme quelques
centaines d’intellectuels sortis de Mai 68. Une semaine plus tard, le 19
novembre, la gendarmerie en tenue de combat investit l’usine et arrête 67 grévistes.
24 sont licenciés sur le champ.

A Citroën, un millier de travailleurs
assemblaient des 2CV, des DS et des camionnettes. 80% étaient des immigrés, des
Italiens, des Grecs, des Espagnols, en tout 17 nationalités. La maîtrise était
essentiellement belge, de même d’ailleurs que la délégation syndicale. Tous les
délégués sont hors du travail à la chaîne ou à des postes de maîtrise. La
participation des non-belges aux élections sociales n’a été autorisée qu’en
1974.

En 1969, la production avait doublée, de 80 à
160 voitures /jour ! En septembre, on voulait encore augmenter la cadence à 210
voitures. Pour ce faire, la direction veut éliminer les  meneurs. Le premier visé est un ouvrier
italien, Dominique. Lorsqu’il refuse une mutation à la chaîne, il est licencié
sur le champ, et quand à la suite il se représente à son poste de travail, la
direction appelle la police de Forest! Les travailleurs réagissent par la grève
immédiate. Le bourgmestre libéral de Forest, le brasseur Wielemans, intervient
en personne et menace de l’expulser à la frontière. Et c’est alors que la
gendarmerie investit l’usine, menaçant les travailleurs avec leur fusil !
Certains chefs désignent aux gendarmes 67 travailleurs et travailleuses dont 24
sont licenciés sur le champ.

Le 27 novembre 1969, les syndicats organisent
à Forest une  manifestation de
protestation. Cela fera des vagues jusqu’au Parlement. Le 2 décembre 1969,
suite à une interpellation du député Communiste Gaston Moulin, un ordre du jour
est voté par 127 voix contre les 29 députés du PLP.

manifestation de solidarité, avec R. Fuss et E. Kreslo

Sous la menace d’une nouvelle grève, soutenue
cette fois par les centrales syndicales, les 24 licenciés seront réintégrés,
bien que déplacés de poste. Le « meneur » espagnol Blanco est muté au garage de
la place de l’Yser, aujourd’hui transformé en musée.

La grève de 1970

Suite à cette grève l’usine arrête d’embaucher
des grecs et des espagnols, et prend des marocains. Le groupe Union Usines
Université commence à publier un journal d’entreprise « La Cadena »
en plusieurs langues. Le 4 novembre 1970 – je cite ici l’exploit de Cécile
Draps devant le tribunal de travail – « les ouvriers apprirent que, sans les avoir consultés, patron et
syndicats avaient signé une convention qui prévoyait une simple amélioration de
la prime de fin d’année et une restructuration de la classification des
salaires, qui fut jugée de nature à provoquer la division des ouvriers.

Le 6
novembre, à midi, l’ensemble des ouvriers se mirent en grève pour protester
contre cet accord auquel ils n’avaient pas été parties. La grève se poursuivit
le lundi 9 novembre. La direction déclare qu’elle licenciera sans préavis ni
indemnité ‘les ouvriers provoquant volontairement l’interruption du travail’.
L’après midi elle licencie une trentaine de travailleurs, afin d’intimider leurs
compagnons pour qu’ils mettent fin à la grève.

Le mardi
10 novembre, les ouvriers frappés par cette mesure se présentant à
l’entreprise, les autres travailleurs décidèrent de poursuivre la grève par
solidarité avec les licenciés. Le 12 novembre 37 autres travailleurs furent
licenciés sur-le-champ. La direction bloque l’entrée de l’usine avec des
containers, et fait appel à la police. Elle licencie quelque dizaines de
personnes en plus ».

Cécile, qui avait pris l’initiative du Secours
Rouge (1970—1973), avec Maurice Beerblock, Robert Fuss, Jacques Boutemy et
d’autres, conteste le motif grave devant le tribunal de travail. Elle réclame
une indemnité de préavis ainsi qu’une indemnité pour rupture abusive du contrat
de travail selon l’article 24 ter de la nouvelle loi sur le contrat de travail.
Même si elle était avocate à la cour d’appel, elle était à la pointe aussi au
tribunal de travail si nécessaire ! Et elle part d’une défense du droit de
grève, le droit des ouvriers à occuper leur usine et à refuser les menaces de
la direction une fois la grève entamée ! Elle s’inspire ainsi de la
méthode de Jacques Vergès, – des procès de «rupture » qui visent notamment à
dénoncer la légitimité de l’accusation: « Grâce à l’expérience que j’ai eue
pendant la guerre d’Algérie où vraiment il y a quelques avocats dont Jacques
Verges qui ont théorisé l’idée de la procédure de rupture, ça donne une tout
autre force à la manière dont on présente les choses. Ce n’est pas :« ah
excusez-moi, oh je faisais un piquet de grève, oh j’ai occupé l’usine ». Donc
on arrivait à la barre avec par exemple la défense du droit de faire des
piquets, du droit d’occuper l’usine ».

Une
petite anecdote : le tribunal de travail prend du retard parce que les
représentants de la FGTB refusent de mettre une toge noire pour siéger. Le
procès passe finalement en juin 1971.

La milice patronale et l’affaire des ‘gorilles’

Lors de la grève de 1970 l’usine avait mis sur
pied une milice patronale, avec le personnel de maitrise et son club de karate.
En 1971 on monte d’un cran. Je cite le rapport d’enquête de Février 1971 sur la
grève aux usines Citroën (Forest) du 6 au 12 novembre 1970 de la Ligue Belge
pour la défense des Droits de l’Homme :
« des individus étrangers au personnel habituel de l’usine ont pris une
part active dans la répression de la grève. Ils se manifestent dès le lundi 9
novembre. Ce jour-là, à 6h30, quatre militants UUU occupés à distribuer des
tracts, sont violemment attaqués (filles et garçons) par 4 hommes ‘en complet,
veston et cravate’. Leur voiture est également prise à partie par les
‘gorilles’ qui emportent les tracts et les calicots qui s’y trouvent.

Le
lendemain matin, les gorilles sont dans l’entrée de l’usine, en bleu de
travail. Ils aident les contremaîtres à filtrer les ouvriers qui rentrent. On
les retrouve le jeudi matin au même endroit. Le vendredi, ils poursuivent sur
les trottoirs plusieurs étudiants UUU. Selon les syndicats, il s’agit de
gorilles que le patron a fait venir de France pour casser la grève. Selon la
direction, Citroën étant une maison française, il n’est pas rare de voir
circuler dans l’entreprise ‘du personnel technique et administratif’ détaché de
la maison-mère de Paris.  Selon UUU, il
s’agit de gens spécialisés pour briser les grèves et envoyés à Bruxelles par le
Syndicat Indépendant de la Société Citroën (SISC).Enfin, on note leur passage
fréquent en voiture – une DS 19 immatriculée en France 33 UV 75, devant le
local UUU, et, le samedi, ils surveillent les abords du meeting ».
Il s’agit ici du meeting du 14 novembre, à la salle Régina, Chaussée
de Waterloo. A la sortie du meeting, un cortège se forme constitué de quelques
centaines d’étudiants et une cinquantaine d’ouvriers licenciés. Lors du procès
qui suivra nous apprendrons que cette plaque existe. Elle est d’une voiture qui
appartient à la Sécurité Intérieure, mais cette voiture n’aurait jamais quitté
la France….

La police de Forest empêche toute
concentration devant la porte. Lorsque les licenciés se regroupent à la gare
ils sont dispersés par la police qui arrête une dizaine de licenciés.

Les militants d’UUU distribuent ‘La Cadena’
dans les trains et les trams, car la police patrouillait  autour de l’entrée.

Un soir, ils arrêtent 8 militants dont moi
qu’ils emmènent au commissariat de Forest. Ils nous relâchent un à un. Je suis
le dernier à sortir. Comme je m’attendais à un guet-apens, je rentre dans le
café de l’Abbaye, juste à côté du commissariat, à l’angle de la Chaussée de
Bruxelles et de la rue Saint Denis. Les nervis de Citroën me suivent et commencent
à me menacer. Ils m’empêchent de sortir. Mais les premiers militants libérés
avaient aussi battu le rappel des amis qui rentrent dans le café pour me sortir
de là. A peine arrivés dans la rue, la milice nous agresse, à 50 mètres du
commissariat.

Si la milice avait pu m’embarquer seul pour me
passer à tabac la police aurait fermé les yeux, mais une bagarre en pleine
rue  avec beaucoup de témoins, cela
faisait trop désordre. La police a bien été obligée d’intervenir et a embarqué
tout le monde. Le médecin du Secours Rouge Jacques Boutemy est appelé et décide
d’emmener Robert Fuss qui était sérieusement blessé au visage par un coup de
poing américain. Dans la déclaration du 29/1/1971 reprise dans les conclusions
de Cécile devant le tribunal correctionnel : « Robert Fuss présente au niveau de la région orbitaire gauche
plusieurs plaies profondes aux trajets parallèles. Ces plaies doivent recevoir
sept points de suture. Il existe également des contusions diverses au niveau
des deux avant-bras. Nicolas Teoran présente une grosse contusion à la face
antérieure de la jambe droite ainsi qu’un hématome de la région occipitale. Il
existe une plaie profonde du cuir chevelu au centre de cet hématome, toutefois,
cette plaie étant  peu hémorragique, il
n’a pas été nécessaire d’y poser des points de suture. Hedebouw a  un gros hématome à la tempe droite ainsi que
de nombreuses contusions réparties sur les 4 membres ».

En effet, lors d’une fouille au commissariat,
la police avait bien trouvé un coup de poing américain dans les poches du chef
d’atelier qui menait la milice.

Une campagne de solidarité est lancée par le
secours Rouge. Cécile Draps dépose plainte, et nous nous portons partie civile,
contre la constitution de milices privées. Mais le parquet refuse de poursuivre
les nervis. Cécile Draps lance alors une « citation directe ». Nous
nous sommes retrouvés au tribunal correctionnel en chambre Flamande. Les nervis
étant tous néerlandophones, leurs avocats leur avaient conseillé  de demander la procédure francophone. Cecile
Draps et Jacques Hamaide, secondés par mon ami Dirk Ramboer, bilingue parfait,
demandent la procédure en néerlandais. Les nervis, avec un accent flamand à
couper au couteau demandent tous la procédure francophone. Le parquet ‘contourne’ la difficulté de la citation
directe en accusant les plaignants, moi et Nicolas Teoran.

« Attendu
que s’affrontent, au départ, deux groupes, à savoir, le premier, composé de
‘militants’ réunis aux abords d’une usine, non seulement dans la but de
soutenir des revendications ouvrières, mais aussi de promouvoir ses propres
options politiques et sociales ;

Le
deuxième, composé de personnel de maitrise, ayant gagné ses galons dans
l’entreprise et résolu à décourager non seulement l’agitation entretenu, mais
encore la distribution d’un pamphlet où l’un d’eux est malmené. Si les deux
inculpés Hedebouw et Teoran accusent les autres de faire partie d’une
organisation de défense de l’entreprise, ils appartiennent eux-mêmes – de leur
propre aveu- à un mouvement d’action politique dont ils reçoivent leurs
consignes. Les faits sont établis à charge de tous les inculpés, sauf à charge
de Teoran
 »

Je suis condamné à une amende de 26 francs,
comme la milice patronale ! Celle-ci écope néanmoins d’une amende de 100
francs supplémentaire. Nicolas et moi recevons en tant que partie civile resp.
1000 et 2000 francs. Robert Fuss, partie civile aussi, est mort huit mois avant
le procès, la nuit du 16 au 17 février 1973, au retour d’une réunion, au volant
de sa voiture (une 2CV), dans une collision frontale avec une moto.

L’usine dans la rue Saint Denis à Forest
n’existe plus, comme d’ailleurs tout le zoning tout autour, à part l’usine
Audi.

Lorsque nous avons déménagé à Herstal en 1976
nous avons croisé encore souvent Cécile dans les rues de Liège. Mais les
véritables retrouvailles ont été les commémorations de la grève des femmes de
la Fabrique Nationale en 2016, où Cécile avait joué un rôle clé à côté de la
petite Germaine qui avait lancé la grève. Mais je laisse ce récit à mon ami
Maxime Tondeur qui a d’ailleurs géré le transfert des archives de Cécile vers
l’Institut d’Histoire Ouvrière Economique et Sociale (IHOES). Pour cet hommage
je me suis basé sur ces archives, ainsi que sur le texte de Maxime Tondeur «
ÉLÉMENTS D’UNE HISTOIRE VÉCUE : LES ANNÉES UUU (UNIVERSITÉS – USINES – UNION)
1968-1971 ». C’est Maxime aussi qui m’a permis de consulter les archives
de Robert Fuss (fonds Robert Fuss- Hélène Vandensteen à l’IHOES aussi). Nicolas
Teoran aussi m’a transmis son récit étonnant de précision, cinquante ans plus
tard. Et il y a le blog de Maxime qui est revenu à l’usine de Citroën 50 ans
plus tard, rue Saint Denis à Forest https://rouges-flammes.blogspot.com/2019/11/19-novembre-1969-il-y-50-ans-citroen.html

https://orbi.uliege.be/bitstream/2268/266207/1/Notice%20DRAPS%20C%C3%A9cile%20DBMO%20en%20ligne.pdf

L’IHOES a d’ailleurs édité http://www.ihoes.be/PDF/Etude2020_1_v4.pdf

Elie Teicher publie le 17 décembre 2021 dans
Le Maitron : Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier/mouvement social un
bel hommage « PARCOURS D’UNE FEMME DE CONVICTION, CÉCILE DRAPS (1932-2021) »
https://orbi.uliege.be/bitstream/2268/266207/1/Notice%20DRAPS%20C%c3%a9cile%20DBMO%20en%20ligne.pdf

Cécile restera dans ma mémoire comme une
intelligence émorfilée au service d’un coeur battant, comme l’a dit mon ami
Jean-Marie Dermagne!  C’était pour moi un
honneur d’avoir marché à ses côtés dans cette longue marche du peuple de
gauche !