Milan et Il Quarto Stato de Pellizza da Volpedo
Lors de notre citytrip
de Milaan nous découvrons le tableau qui a servi d’affiche pour le film
‘Novecento’ de Bernado Bertolucci. Je croyais que ce n’était qu’une affiche de film. Or, c’est une œuvre
iconique. C’est l’oeuvre d’une vie : le tableau a pris dix ans à Pellizza da Volpedo, un artiste de haut
niveau. La première version date de 1895 et est accroché depuis 1986 à la Pinacoteca de Brera. Elle était resté dans la famille du peintre jusque dans les années 40, un
mécène en a fait une donation au musée de Brera en 1986. Et la dernière version
est depuis 2010 à quelques centaines de mètres de là, au musée Novecento.
Pendant un siècle cet œuvre a été inaccessible au public. Pellizza ne les a pas vendues de son vivant. La
seule œuvre qu’il a réussi à vendre à une institution publique, la Galerie
d’art moderne, est ‘Il Sole’. Probablement parce que son message était plus abstrait quoique implicite. C’est le soleil
levant du prolétariat. L’artiste s’est suicidé
quelques années plus tard.
Le flot de l’humanité
est resté dans l’héritage de la famille après le suicide de l’artiste. Pellizza
l’a préparé dans des dizaines de dessins regroupés sous le titre Ambasciatori
della fame. Cinq ans plus tard il termine une seconde version définitive ‘Il
cammino dei lavoratori o il Quarto Stato’ que l’on peut voir au Novecento. C’est
donc l’œuvre d’une vie.
dans la montée de la classe ouvrière dans l’art et le débat dans le monde
artistique qui cherchait à se lier au socialisme montant. Une des premières
oeuvres est L’Oratore dello sciopero de
son ami Emilio Longoni présentée à la
première Triennale d’art à Brera en 1891.
une conférence sur ‘ La funzione sociale dell’arte’ : «Credo che l’arte
dell’avvenire sarà quella che saprà dare l’opera che dimostri la bontà e la
dignità della folla ». Démontrer la
bonté et la dignité de la foule : Fiumana (flot, multitude), qui donne son
titre à l’œuvre, est le symbole de l’avancée irrépressible des classes
travailleuses.
ouvrière dans une petite usine de Volpedo (que l’on voit dans le fond et qui
disparaît pour un fond abstrait dans Il Quarto Stato : Pellizza voulait
sortir de l’anecdotique). La plupart des personnages sont d’ailleurs ces
grévistes à qui il demande de poser. On a même les noms : au premier rang
Giovanni Zarri, dit Gioanon, et James Bin, charpentiers à Volpedo. La femme est
Teresa Bidone, épouse de Pellizza. Pour l’enfant ont posé Maria Pellizza et
Luigi Albasini. L’homme avec les bras ouverts est Luigi Dolcini, à gauche
Giovanni Ferrari, a droite Giuseppe Tedesi. La femme à gauche est Maria Albina Bidone (probablement la belle-sœur de
l’artiste).
ébauches de cette première version grand format (293 x 545 cm). Et l’artiste la
met de côté parce que ses idées évoluent. Cet œuvre non achevée reste dans l’héritage
de la famille après sa mort. En 1986 un gestionnaire de fonds, Angelo Abbondio, l’achète pour 1 milliard 500 million
de lires. C’était à l’époque le prix le plus haut jamais payé pour un peintre
italien de l’ottocento ou du novecento. Et
en fait don à la Pinacoteca di Brera, parce que cette toile «ne pouvait pas être une affaire privée, mais
il devait être accessible à tous « . Un geste étonnant de la part d’un
boursicoteur, ou la preuve que ces zinzins (investisseurs institutionnels) ne
sont que des exécutants d’une main invisible, celle du marché ? Je ne suis
même pas sûr qu’il l’ait payé de sa poche. La même année Abbondio vendra son
fonds d’investissement Sprind, dont il détenait 12%, à De Benedetti, pour 50 à 60 milliards. Dix
pour cent sont affectées à une fondation nouvellement créée. Je ne peux me
défaire de l’idée que c’est cette fondation qui a acheté Fiumana. Quant à
Abondio et consorts, De Benedetti les garde comme conseillers.
Des ambassadeurs de la faim à la voie des travailleurs
tourmenté de cet œuvre s’achève, en 1902, avec Il Quarto Stato montré à la 1ère
Quadriennale de Turin. Les modifications réitérées du titre proposé par Pellizza réflètent sa
maturation politique.
Sur la génèse de l’œuvrevoir
http://www.uniter-arese.it/8_Archivio/ArchDownload/PELLIZZA%20QUARTO%20STATO.pdf
http://www.findart.it/News/Comunicati/Giuseppe-Pellizza-da-Volpedo-e-il-Quarto-Stato.-Dieci-anni-di-ricerca-appassionata.html
La foule irrépressible et pugnace de Fiumana est revêtue des habits
pitoyables des Ambasciatori della fame.
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ambassadeurs de la faim |
L’artiste qualifiera cette approche misérabiliste «le mie idee umanitarie».
Petit à petit Pellizza se rapproche du milieu militant et socialiste : il
collabore au populaire Almanacco socialista et, à Milan, il fréquente les
peintres Emilio Longoni et Angelo Morbelli.
Le défilé des grévistes de Fiumana troque son titre avec le solennel
‘cammino dei lavoratori’. Ce changement de titre a lieu en 1898, après les
violents mouvements sociaux des « moti del pane» de Milan, durement réprimés (400 morts et 2000 blessés). Pellizza abandonne les
souffreteux protagonistes des Ambasciatori della fame. Des héros solennels se
détachent de la foule anonyme. Comme l’affirme Pellizza : « È nel sacrificio
del vero reale che si raggiunge la verità ideale ». Le sacrifice du vrai
réel est le prix pour atteindre la vérité idéale.
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angelo morbelli |
Jusqu’ici
je n’ai pas trop insisté sur la valeur artistique. L’artiste développe une
technique pointilliste qu’on associe souvent à Georges Seurat, mais qui a été tâté
par la plupart des peintres impressionnistes depuis 1880, entre autres par Van
Gogh. Pellizza aussi développe un style bien à lui, de petites touches de couleur juxtaposées
plutôt que des teintes plates. Regardez cette video installée à l’aeroport
Malpensa ; elle donne une très bonne idée de sa technique. On y voit aussi
dans les photos aux rayons x la disparition de l’usine de Volpedo repris de
Fiumana au profit d’un décor plus abstrait, et donc plus universel.
La peinture est
encore fraîche à la Quadriennale de Turin en 1902. Le tableau ne reçoit pas de
prix et personne ne l’achète. Idem à une exposition plus tard à Rome. En 1906 l’Exposition
universelle de Milan refuse même l’oeuvre parce que trop peu optimiste. Pour
Pellizza cet échec coïncide avec la mort de sa femme Teresa et le pousse au
suicide en 1907, à trente-neuf ans.
En 1920 seulement, la Galleria Pesaro de Milan celebra Pellizza da
Volpedo; et un conseiller socialiste de la
ville de Milan, Fausto Costa, propose l’achat grâce à une souscription
publique. Il est exposé dans le château Sforzesco. Pendant le fascisme, la
toile dort, enroulée dans un entrepôt. Après la Seconde Guerre mondiale il
trouve une place au Palazzo Marino, dans la salle de réunion du conseil
municipal. Une restauration de 1976 est rendue nécessaire par la quantité de
nicotine déposée sur la toile, et permet de redécouvrir le tableau. Après
plusieurs apparitions dans des expositions internationales et une première
exposition à la Galerie d’Art Moderne, le quatrième État de Pellizza est
finalement choisi pour orner l’entrée du musée du Novecento ouvert en 2010,
Jaurès et le quatrième ordre
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Longoni L’oratore dello sciopero |
Pellizza a été inspiré
par l’Histoire de la Révolution française de Jean Jaurès qui venait de sortir
en italien. Il voit le prolétariat comme le successeur révolutionnaire du Tiers
Etat dans les révolutions bourgeoises. Jusqu’à la révolution française il y avait trois ordres : clergé,
noblesse et Tiers Etat. Lors des Etats Généraux de 1789 Louis Pierre Dufourny
de Villiers publie les « Cahiers du quatrième Ordre, celui des pauvres
journaliers, des infirmes, des indigents, etc., l’ordre sacré des infortunés.
La Nation est libre car elle délibère ;
elle ne le serait point, si tous ses membres ne jouissaient pas de toute
la liberté nécessaire pour faire, par tous moyens, l’émission de leur vœu
». Defourny regrette que les Ordres n’aient pas été abolis. « Sinon, il
faut faire un quatrième Ordre ».
Un siècle plus tard Jaurès écrit en 1890 lors des premières fêtes internationales
du premier mai: « Le monde du
travail prend conscience de lui-même, les gouvernements, jugeant habile de
simuler la peur d’un bout à l’autre de l’Europe, entassent les soldats dans les
casernes, les jardins grillés, les places, les carrefours. Voulant avertir le
quatrième Etat de leur force, ils l’avertissent surtout de la sienne, qui sera
irrésistible, s’il a le sentiment des devoirs nouveaux que lui crée une puissance nouvelle… » In 1969 quelqu’un lance le terme ‘quart
Monde.
Il quatro State en Mussolini
Ceci dit, le terme ‘Quatrième Etat’ est un peu ambigu. L’Internationale
chante : ‘nous ne sommes rien,
soyons tout’. Le prolétariat ne saurait se contenter d’exister à côté des
trois états de l’Ancien Régime ; il doit supprimer les trois états. C’est
d’ailleurs ce que fait la révolution bourgeoise qui met tout le monde sur le
même pied de citoyen. Continuer à utiliser cette notion du ‘Quatrième Etat’ montre la faiblesse idéologique du socialisme
italien où tous ne rompent pas avec l’idée de ‘corporation’. C’est en jouant
sur ce flou idéologique que Mussolini a pu construire son social-fascisme.
boisseau. En 1931 le peintre futuriste Giacomo Balla produit sa “Marcia su Roma” à l’occasion du dixième anniversaire de la marche sur Rome de
Mussolini. C’est la même composition que Il Quarto Stato. Mais on ne peut pas reprocher à Pellizza qu’un
fasciste revisite son œuvre trente ans après sa mort. Et encore moins que les
fascistes se sont accaparés du nom ‘novecento’ qui d’ailleurs n’a été associé
au tableau « Il Quattro Sato » qu’avec le film de Bertolucci.
C’est l’égérie fasciste
Margherita Sarfatti, qui a lancé en 1923 lors d’une exposition à Milan la
mouvement ‘Novecento Italiano’, en reference aux grandes périodes de l’art italien
du Quattrocento et Cinquecento (1400 et 1500).
époque ; peut-être encore plus notre jeunesse que le début du Novecento. Deux
œuvres dont on croit spontanément qu’il s’agit de jumeaux. Or qu’entre les deux
il y a toute l’histoire du jeune socialisme italien dans son évolution d’un
humanitarisme à la lutte des classes…
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